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La Duchesse du Delta du Saloum

La Cour des Grands vous propose un texte extrait du livre "J'attends mon mari" de Karim DEYA sortie aux éditions T.G, Paris 2014.

Profil. De nationalité ivoirienne, Karim DEYA est né à Abidjan où il est principalement établi. Diplômé en droit, il est en service au Ministère de la culture et de la francophonie de Côte d'ivoire. Il inscrit son œuvre dans un projet de célébration des diversités humaines et d'écriture des altérités africaines.

 

Moctar Saïdou Bâ avait perdu son emploi suite à la plainte d'une défunte qui n'appréciait guère l'exiguïté de sa dernière demeure. La plaignante-défunte était une grande fille sans courbes, un mannequin qui avait fait fureur sur les podiums modéliste du Sénégal. "La Duchesse du Delta du Saloum" l'appelait-on, et jambes écartées, regard langoureux, lèvres entrouvertes, elle prenait la pose sensuelle. C'était ce qu'on nomme dans le jargon de la mode internationale une "fille typée", une "ethnique". On assurait que les filles comme elle réussissent mieux en Italie. On pouvait plus aisément y faire la rencontre d'un Pygmalion sénile adepte de gorgonzola ou d'un chasseur de têtes insoucieux des questions mélaniques. Et surtout, l'Italie offrait une palette de choix croustillants pour joindre les deux bouts à faire la catin grand teint devant les villas Médicis. Dès lors, la Duchesse du Delta du Saloum en fit une fixation.

Elle concentra toute l'énergie de ses os saillants sur le rêve d'une carrière spaghetti. Elle provoqua sans relâche la rencontre du destin dans les boîtes de nuit, les grandes surfaces, les restaurants à touristes où elle se rendait en talons aiguilles et commandait un verre d'eau plate, la tête farcie de lactescences milanaises. Vainement. La Duchesse du Delta du Saloum avait trouvé la mort aux abords du marché de Tilène après avoir ingurgité un litre d'eau de javel, huit degrés de chloramine. Elle s'était traînée jusqu'aux environs du marché de Tilène, l'œil fou, incapable de crier au secours, les tripes comme peintes à la chaux, en miettes. Elle cherchait de l'huile de palme qui lui permise de vomir le poison.

La Duchesse du Delta du Saloum ne voulait pas se donner la mort. Par ce facile beau geste, elle souhaitait juste attirer l'attention sur sa ligne impeccable, se fignoler une petite beauté tragique, un genre dramatique qui lui aurait ouvert les portes de la carrière italienne avec fracas. Elle avait lu si souvent de ces histoires de tentatives de suicide qui font florès dans les gazettes occidentales. On n'en mourrait pas vraiment. Il y avait toujours un imbécile pour vous sauver de justesse, et ça vous propulsait une carrière au firmament. Un chic absolu !

On avait inhumé la Duchesse du Delta du Saloum comme une chauvesouris, sans comédie incantatoire ni libations oculaires. Elle s'en moquait. Ce n'était pas ça le problème. Dans l'au-delà, elle avait entamé tambour battant une carrière fabuleuse de top-modèle infernale. Sous la direction de l'archange Djibril, elle faisait sur les podiums du shéol feu de tout bois. Le problème c'était que loge que Moctar Saïdou Bâ lui avait aménagée à six pieds sous terre était si minuscule qu'il lui fallait se tortiller comme une anguille pour appliquer le mascara. Et quelle galère pour la poudre compacte pure matité qui lui donnait ce teint de vierge faisant tous les saints se damner pour elle !

La première fois que la Duchesse du Delta du Saloum s'était plainte à Moctar des dimensions inhumaines de sa dernière demeure, c'était un soir. Après le boulot, Moctar était allé retrouver des amis pour siroter ensemble le thé en plein air et traficoter le monde à leur convenance. Une passante que Moctar ne connaissait pas, qui ne pouvait donc se douter de la nature de son gagne-pain quotidien entra violemment en transe. La passante avait des gestes saccadés, des façonnages d'art nègre dans la pulpe du cou, le visage changé en un masque grotesque de divinité vengeresse hindoue, des cris de gibier femelle qu'on accule lui sortant mezzo-soprano des entrailles. elle hurla que Moctar était suivi par l'esprit d'une morte qui se plaignait d'avoir été mal enterrée.

Moctar et ses amis récitèrent des décans de sourates qui restituèrent à la passante ses esprits. On n'en parla plus. Le thé se poursuivit, plus chahuteur encore, dans la dérision virile des histoires de fantômes.

Alors, la Duchesse du Delta du Saloum se constitua partie civile, réclamant à cor des dommages-intérêts. Elle apparaissait maintenant à Moctar Saïdou Bâ aussi vraie que je vous parle : bottée de cuir à mi-jambe, deux vers boursouflés en guise de pendants d'oreilles, une doudoune jaune cadmium surchargée d'une cape de velours mauve sur le dos. Les cheveux en jachère, la paupière charbonneuse, elle était résolument très Automne-Hiver.

Moctar l'identifia, la chassa avec des sourates, des gousses d'ail, du gros sel, de la poudre de fusil, des citrons verts. La Duchesse du Delta du Saloum se fâcha. Elle parla de saisir la cour suprême des préjudices inchiffrables que Moctar lui faisait subir. Elle commença à se manifester au chef fossoyeur du cimetière qui était le supérieur hiérarchique de Moctar, tempêtant pour réclamer justice, osant des plaidoiries ébouriffantes qui convoquaient des sanglots de victime coquelicot dans la gorge. Elle concluait : " Si le fait de l'inhumanité des dimensions de ma dernière demeure n'est pas contesté, c'est donc qu'il existe une contestation sérieuse quant à l'évaluation des différents préjudices qui me sont causés." Le chef fossoyeur en fut touché. Il la plaignit avec des promesses de châteaux au Togo. Le jour suivant, il gifla Moctar Saïdou Bâ pour faute professionnelle grave et lui donna son congé définitif.

Karim DEYA.

Extrait de "J'attends mon mari"                                        

Edition T.G. Paris 2014

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